Philippe Desbrosses - Comment tout va s’effondrer

Crises, catastrophes, effondrement, déclin... l’apocalypse se lit en filigrane dans les nouvelles quotidiennes du monde. Alors que certaines catastrophes sont bien réelles et nourrissent le besoin d’actualité́ des journaux – accidents d’avion, ouragans, inondations, tremblements de terre, déclin des abeilles, chocs boursiers, guerres et famines, – est-il pour autant justifié de prédire que notre société́ « va droit dans le mur », d’annoncer une « crise planétaire globale » ou de constater une « sixième extinction massive des espèces » ?

Il est devenu paradoxal de subir ce déferlement médiatique de catastrophe, mais de ne pas pouvoir parler explicitement de « Grandes catastrophes », sans passer pour un « Catastrophiste » !

Tout le monde, par exemple, a su que le GIEC (Groupe International d’Etudes sur le Climat) avait publié un nouveau Rapport en 2014, mais a-t-on vu un réel débat sur ces nouveaux scénarios climatiques et sur leur implication terrible dans le changement des conditions de vie sur Terre... ?

Vous avez dit EFFONDREMENT !

Il ne s’agit pas de la fin du monde, ni de l’apocalypse. Il ne s’agit pas non plus d’une simple crise dont on sort indemne, ni d’une catastrophe ponctuelle que l’on oublie en quelques mois comme un tsunami, ou une attaque terroriste...

Un effondrement est un processus à l’issue duquel les besoins vitaux comme : l’eau, l’alimentation, le logement, l’habillement, l’énergie... ne sont plus accessibles à la majorité́ de la population. Il s’agit donc bien d’un processus à grande échelle irréversible comme « la fin du monde », sauf que ce n’est pas la fin ! Mais la suite s’annonce longue et il faudra la vivre avec une certitude : nous n’avons pas les moyens de savoir de quoi elle sera faite. Par contre si nos besoins de base sont touchés, alors la situation pourrait devenir incommensurablement catastrophique.

Mais jusqu’où ? Qui est concerné ? Les pays les plus pauvres ? La France ? L’Europe ? L’ensemble des pays riches ? Le monde industrialisé ? La civilisation occidentale ? L’ensemble de l’humanité́ ? Ou même comme certains scientifiques l’annoncent, la grande majorité́ des espèces vivantes ? Il n’y a pas de réponses claires à ces questions, mais une chose est certaine, aucune de ces possibilités n’est à exclure.

Les crises que nous subissons touchent toutes les catégories. Pour prendre un exemple,  la fin du pétrole concerne l’ensemble du monde industrialisé (mais pas les petites sociétés paysannes traditionnelles, oubliées de la mondialisation), les changements climatiques en revanche menacent l’ensemble des humains ainsi que la majorité́ des espèces vivantes.

Les publications scientifiques qui envisagent des évolutions catastrophiques et une probabilité́ croissante d’effondrement se font de plus en plus nombreuses et étayées.

Les comptes rendus de l’Académie des Sciences de Grande-Bretagne ont publié récemment un article de Paul et Anne Ehrlich qui laisse peu de doute sur l’issue de la situation. Les conséquences des changements environnementaux planétaires que l’on estimait plausibles pour la deuxième moitié du XXIème siècle se manifestent aujourd’hui avec une accélération des chiffres de plus en plus précis et accablants. Le climat s’emballe, la biodiversité́ s’effondre, la pollution s’entend partout et devient persistante, l’économie risque un arrêt cardiaque à chaque instant, les tensions sociales et géopolitiques se multiplient partout...

Il n’est pas rare de voir quelques décideurs éclaires, au plus haut niveau, ou des rapports officiels de grandes institutions comme la NASA, la Banque Mondiale, l’Armée, le GIEC, les Banques d’Affaires ou encore l’ONU et des ONG, évoquer la probabilité́ d’un effondrement (collapsus) ou de ce que le Prince Charles appelle « un suicide collectif à grande échelle ».

Plus largement, l’ « anthropocène » est le nom donné à cette nouvelle ère géologique qui caractérise notre présent récent (2 siècles d’effervescence industrielle appelés progrès). Nous les humains, sommes sortis de l’Holocène, une époque de remarquable stabilité́ climatique qui a duré environs 12.000 ans et qui a permis l’émergence de l’agriculture et des civilisations. Depuis quelques décennies les humains sont devenus capables de bouleverser les grands cycles biogéochimiques de l’écosystème terrestre, créant ainsi une nouvelle époque de changements profonds et imprévisibles...

Mais forte de ses performances et de ses conquêtes récentes l’espèce humaine veut se croire invincible et invulnérable aux bouleversements qu’elle a elle même suscité.

Et dans une arrogance digne d’un colosse aux pieds d’argile, elle oublie que son existence et sa pérennité́ dépendent des 3 cm de terre fertile qu’on appelle l’humus et d’où provient toute la substance nourricière dont elle a besoin.

Notez que les tenants du système productiviste qui n’hésitent pas à qualifier d’utopistes les adversaires de leur « sacrée croissance » ne se rendent pas compte de leurs schizophrénie, lorsqu’ils affirment que tous les problèmes créés seront résolus par la science et les progrès futurs...c’est tirer un chèque en blanc dont leurs enfants subiront plus tard les conséquences dramatiques...


Que nous apprennent les civilisations passées ?

Toutes les civilisations qui nous ont précédé́, aussi puissantes soient-elles, ont subi des déclins et des effondrements. Aucune n’a pu résister à l’épreuve du temps et à l’usure de l’histoire. Les causes endogènes générées par la société́ elle-même comme l’instabilité́ d’ordre économique, politique ou social ; mais aussi les causes exogènes, c’est-à-dire liées à des catastrophes externes, comme un changement climatique trop abrupt, un tremblement de terre, un tsunami ou une invasion étrangère, regroupent à elles deux les raisons d’effondrements habituels.

Jared Diamond, géographe biologiste, physiologiste et géonomiste américain, a identifié́ cinq facteurs d’effondrement récurrents et souvent synergiques des sociétés qu’il a étudiées. Les dégradations environnementales ou déplétions des ressources, les changements climatiques, les guerres, la perte soudaine de partenaires commerciaux, et les mauvaises réactions de la société́ aux problèmes environnementaux en font partie. Pour lui, les conditions écologiques seraient le principal facteur qui expliquerait l’effondrement des grandes cités Mayas à l’aube du IXème siècle, des Vikings au XIème siècle ou de l’île de Pâques au XVIIIème siècle.

Mais nous aurions tort de réduire ces causes écologiques à de simples facteurs externes, puisqu’il précise (et il n’est pas le seul) que le seul facteur commun à tous les effondrements est bien le cinquième, celui de l’ordre socio-politique, les dysfonctionnements institutionnels, les aveuglements idéologiques, le niveau des inégalités, et surtout l’incapacité́ de la société́ (particulièrement des élites) à réagir de manière appropriée aux événements catastrophiques.

Jared Diamond s’interroge sur les raisons qui poussent les sociétés à prendre les mauvaises décisions. Il explique donc que les groupes humains subissent des catastrophes parce qu’ils n’arrivent pas à les anticiper. Ils n’en perçoivent pas les causes parce qu’ils échouent dans leurs tentatives de les résoudre. Il n’y a pas de solutions adaptées dans l’état de leurs connaissances. En fait ce fameux cinquième facteur accentue la vulnérabilité́ d’une société́ et son manque de résilience au point de la rendre sensible aux perturbations qu’elle encaisse habituellement sans problème.

En fait les grandes civilisations sont prises dans un piège entropique dont il est presque impossible d’échapper. Alors que les quantités disponibles de ressources et d’énergie ne permettent plus de maintenir les niveaux de complexité atteints par un développement fulgurant et sans limite. La civilisation commence à se consumer en empruntant au futur et en se nourrissant du passé, préparant ainsi la voie à une implosion. S’ensuit une grande période de « simplification » de la société́ comme ce fut le cas en Europe après l’effondrement de l’Empire Romain, durant tout le Moyen-Âge.

Des historiens Russes et Américains ont généralisé ce phénomène en modélisant l’histoire récente comme une succession de surplus et de déficits économiques et énergétiques, c’est-à-dire en cycles d’essors et de déclins, structurellement semblables, qui peuvent faire croire à une « reprise » comme celles qui émaillent notre crise économique depuis 30 ans, alors qu’il ne s’agit que de quelques hoquets de l’histoire qui ne modifient en rien la courbe de l’effondrement en cours... Non ! La croissance que nous avons connu ne reviendra pas ! Les conditions matérielles, spirituelles, politiques, philosophiques, psychologiques qui l’ont engendrée n’existent plus !


Quelles leçons peut-on d’ores et déjà tirer de ces expériences pour comprendre la situation aujourd’hui ?

Notons d’abord que le monde présente des signes alarmants au moins pour trois des cinq facteurs identifiés par Diamond, les dégradations environnementales, les changements climatiques, et surtout le dysfonctionnements socio-politiques. 

La civilisation thermo-industrielle, quant à elle, qui ne concerne qu’une partie de la population du globe, présente en plus, les signes caractéristiques d’un effondrement par une complexité́ croissante, très énergivore, couplée à des rendements devenus décroissants... Comment s’enfonce-t-on ? La réponse est claire. Certainement pas de manière homogène, ni dans le temps ni dans l’espace. L’ingénieur russo-américain, Dmitry Orlov, s’est rendu célèbre en étudiant l’effondrement de l’Union soviétique et en le comparant à l’effondrement, imminent et inévitable, selon lui, des Etats-Unis. Il a récemment proposé un cadre théorique dans lequel les effondrements peuvent être décomposés en cinq stades, par ordre de gravité croissant, financier, économique, politique, social et  culturel. Plus récemment, Orlov a proposé d’ajouter un sixième et dernier stade à ce modèle, celui de l’effondrement écologique. L’espoir de redémarrer une société́ dans un environnement épuisé est perdu. C’est globalement ce que nous allons connaitre dans de nombreuses contrées de la Terre où la frénésie d’une existence artificielle (hors-sol) a prévalu ces dernières décennies.

En conclusion de cette analyse, je partage l’alerte qui est donnée : LA FAIM N’EST QUE LE DÉBUT, (entendez le début de la fin du système en place...)

« Une surpopulation mondiale, une surconsommation par les classes aisées, un gaspillage généralisé des ressources et de mauvais choix technologiques pour satisfaire les puissances économiques en place (Bayer, Monsanto, BASF, l’industrie pétrolière, l’industrie nucléaire, pour ne citer que quelques-uns des dinosaures qui imposent leurs choix et leurs dérives aux gouvernements de la Terre).

Des chocs systémiques majeurs et irréversibles peuvent très bien avoir lieu demain, et l’échéance d’un effondrement de grande ampleur apparaît bien plus proche qu’on ne l’imagine habituellement, quand on parle de 2050 à 2100.

Personne ne peut connaitre le calendrier exact des enchaînements qui transformeront, aux yeux des futurs archéologues, un ensemble de catastrophes en effondrement, mais il est plausible que cet enchaînement soit vécu par les générations présentes.

Telle est l’intuition que nous partageons avec bon nombre d’observateurs, qu’ils soient experts scientifiques, philosophes ou activistes écologistes.

Soyons clairs, cela ne signifie nullement que nous souhaitons les catastrophes, ni que nous renonçons à nous battre pour en atténuer les effets, ou encore que nous sombrons dans un pessimisme stérile et irrévocable. Au contraire ! Même si l’avenir est sombre, nous devons nous battre pour ne pas nous soumettre passivement aux faits. La certitude est que nous ne retrouverons plus jamais la situation normale que nous avons connue au cours des décennies précédentes. Dans ce monde devenu imprévisible où des événements de forte intensité́ seront la norme, il faut s’attendre à ce que les solutions que l’on tentera d’appliquer perturbent encore davantage les grands équilibres précaires. Les systèmes toujours plus complexes qui fournissent l’alimentation, l’eau, l’énergie, et qui permettent à la politique, à la finance et à la sphère virtuelle de fonctionner, exigent des apports croissants d’énergie.

Ces états sont irréversibles et, combinés, ils ne peuvent déboucher que sur une issue fatale. Il y a eu par le passé de nombreux effondrements de civilisations qui restaient confinés à certaines régions.  Aujourd’hui la mondialisation a créé́ des risques systémiques globaux, et c’est la première fois que la possibilité́ d’un effondrement à très grande échelle, presque globale, est devenue envisageable.

Penser que tous les problèmes seront résolus par le retour à la croissance économique est une grave erreur stratégique. 

Tous les débats actuels entre relance et austérité́ ne sont que des distractions blâmables qui détournent les questions de fond et aggravent les échéances.

S’il n’y a même pas de solution à notre situation inextricable, il y a juste des chemins à emprunter pour s’adapter à notre nouvelle réalité́. Se rendre compte de tout cela c’est entamer un renversement salutaire.


Média + : 

« Comment tout peut s'effondrer » de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Editions du Seuil)