L’humain mutant : quelle réalité pour demain ?

Agrégé de sciences naturelles et docteur ès sciences (en neurobiologie), Jean-François Bouvet a enseigné en classe préparatoire aux grandes écoles ainsi qu’à l’Université. En tant qu’essayiste, il se penche sur l’humain, son environnement, ses inventions et la mutation que tout cela engendre. Il signe chez Flammarion « Mutants, à quoi ressemblerons-nous demain ? ». Avant son intervention pour le congrès « Tous mutants demain » en Novembre à Reims, nous avons rencontré l’homme qui nous interroge sur notre évolution. Vers quoi allons nous ? Sommes-nous des humains en pleine mutation ?

 

Sommes-nous voués à muter sans cesse ? 

Jean-François Bouvet : Si nous prenons le mot mutation dans son sens le plus large, il signifie « changement ». Il est évident que dans les décennies à venir, nous allons continuer à évoluer. Parce  que la sélection naturelle continue à opérer dans notre espèce. Dans le cas, par exemple, des résistances aux maladies, il existe des gènes de résistance au paludisme qui se répandent au sein de la population et c’est une bonne chose. Contrairement à ce que nous pourrions imaginer, la sélection naturelle continue à opérer. Cela dit, je pense que nous allons être soumis dans les décennies à venir à des modifications induites par ce que nous avons introduit dans notre milieu. 

C’est-à-dire ? 

Jean-François Bouvet : Essentiellement des modifications chimiques. Nous avons modifié notre milieu de vie de manière radicale en y introduisant un grand nombre de produits inventés par l’homme et qui agissent sur notre biologie.

Quels sont les facteurs de mutation ? 

Jean-François Bouvet : Il existe des mutations totalement aléatoires que nous subissons tous. Ce sont des mutations de l’ADN générées, entre autres, par les différents rayonnements. Nous savons, par exemple, que les ultraviolets sont mutagènes, tout comme la radioactivité. Mais il existe aussi des substances chimiques mutagènes, voire cancérogènes. Notre ADN est, en quelque sorte, soumis à des agressions permanentes mais il a un système de réparation extrêmement sophistiqué et la plupart des mutations sont réparées mais elles ne le sont pas toutes. Il existe donc des mutations qui vont perdurer chez chaque être humain et modifier légèrement son ADN durant toute sa vie. 

L’être humain a subi des évolutions de sa taille. Vous dites que la taille définitive se détermine plus particulièrement dans la petite enfance. Cela laisse entendre que la petite enfance est un moment de mutation particulièrement important ? 

Jean-François Bouvet : Il ne s’agit pas là de mutation, mais effectivement d’une période particulière où l’alimentation que reçoit l’enfant sur le plan qualitatif et quantitatif est primordiale pour sa croissance et c’est déterminant pour sa taille définitive. Un enfant qui n’est pas nourri correctement durant les deux premières années de sa vie en conservera des séquelles pour le restant de ses jours. Il sera généralement de plus petite taille que la moyenne. On le voit, par exemple, en Corée du Nord où la population est sous-nourrie en permanence. Il y a un retard de taille considérable par rapport à la population voisine de Corée du Sud. 

Vous rappelez aussi que l’humain a tendance à grandir, mais aussi à grossir. Qu’est-ce que cela nous apporte comme information sur nous ? 

Jean-François Bouvet : C’est typiquement une modification liée à nos modes de vie actuels. Il y a des différences géographiques qui sont sans doute associées à des différences génétiques et alimentaires. C’est aussi en résonance avec un contexte social. Mais en plus de cela, nous suspectons, à travers la flambée de ce phénomène mondial, l’intervention de produits chimiques dont on sait qu’ils provoquent de l’obésité. Nous pouvons accuser certains pesticides. Les américains utilisent beaucoup l’atrazine. Des chercheurs ont montré que si l’on ajoute de petites quantités d’atrazine à l’eau de boisson des rats, ils grossissent davantage. Parmi les autres suspects, vous trouvez le bisphénol A qui provoque les mêmes symptômes. Des scientifiques ont même montré que certaines substances avaient des effets sur plusieurs générations. Le phénomène a été mis en évidence chez la souris dans le cas de la tributyltine, une molécule libérée par les tuyaux en PVC.  Il s’avère qu’une souris n’ayant jamais reçu de tributyltine sera quand même obèse si son arrière grand-mère en a absorbée. Donc même si vous n’avez pas pris le produit, vous pouvez subir ses effets si vos aïeux l’ont fait. 

Vous parliez du bisphénol A, qui serait, selon  vous, responsable de bien des maux comme la dégradation de la fertilité ? 

Jean-François Bouvet : Il a été démontré, sur des cultures de testicule de fœtus  humain, que le bisphénol A diminue la production de testostérone par les testicules. Ce n’est pas tant la fertilité que la diminution d’hormones mâles. Il existe d’autres molécules qui ont une action négative sur la formation des spermatozoïdes, comme les phtalates que l’on trouve dans les déodorants ou les peintures et qui inhibent le développement des futurs spermatozoïdes chez le fœtus humain.  

Pourrait-on imaginer que nous devenions résistant à ces produits chimiques ? 

Jean-François Bouvet : A priori non ! Ce sont des produits qui parasitent un certain nombre de récepteurs moléculaires présents dans l’organisme. Il ne faut pas compter sur une immunisation vis-à-vis de ces produits passant par une fabrication d’anticorps contre eux. 

Les fabricants et les industriels entendent-ils votre discours ? 

Jean-François Bouvet : Pas assez ! Il y a un débat à la commission européenne autour des perturbateurs endocriniens. Ce sont tous les produits qui interagissent avec le système de nos hormones et en particulier nos hormones sexuelles. La commission européenne se penche sur la définition d’un perturbateur endocrinien en vue de limiter l’utilisation de certains produits. Mais cela peut représenter des pertes économiques importantes chez les industriels et c’est la raison pour laquelle une législation efficace tarde à voir le jour. Les impératifs économiques et les impératifs de santé rentrent en conflit. 

Les perturbateurs endocriniens vont-ils là encore nous obliger à une adaptation ? 

Jean-François Bouvet : Il est en tout cas très probable qu’ils vont agir dans plusieurs domaines comme l’obésité, la puberté précoce, la fertilité ou encore la production de testostérone. Tout cela va être impacté, mais le problème, c’est qu’on ne sait pas à quel point. 

Parlons des cellules IPS qui risquent fort de modifier notre rapport à la santé. Qu’est-ce que c’est exactement ? 

Jean-François Bouvet : Ce sont des cellules souches pluripotentes. On trouve de telles cellules souches au début du développement de l’embryon ; elles sont qualifiées de pluripotentes car elles sont capables de se développer en tous types cellulaires. La nouveauté c’est que, par une manipulation génétique de cellules adultes, nous pouvons fabriquer des cellules souches pluripotentes induites. On peut partir d’une cellule de peau, la modifier génétiquement avec beaucoup de facilité et la faire redevenir une cellule souche pluripotente… comme si elle remontait le temps. À partir de ces cellules induites que l’on appelle IPS, nous pouvons obtenir tous les types cellulaires possibles, y compris des spermatozoïdes. Pour le moment cette dernière manipulation n’a été complètement réalisée que chez la souris. 

Et c’est une bonne nouvelle ?

Jean-François Bouvet : Disons que si le taux de spermatozoïdes continue à diminuer, ce peut être un bon moyen pour y pallier. Mais la bonne nouvelle ce serait que ce taux cesse de diminuer. 

Pensez-vous que nous avons oublié, d’une certaine manière, l’évolution de notre espèce ? 

Jean-François Bouvet : Nous avons péché par un optimisme hors de propos. Nous nous sommes dit que nous étions capables de fabriquer de très nombreuses molécules de synthèse qui peuvent être extrêmement utiles. Mais nous n’avons pas réalisé que modifier brutalement notre environnement pouvait avoir un impact sur nous. Nous avons péché par manque de vigilance et de prudence. Nous envoyons une molécule dans la nature et on s’interroge ensuite sur ses conséquences sur la santé. Cen’est pas la bonne démarche. Il y a tout de même un progrès car l’Europe a mis en place un protocole qui oblige les fabricants de substances chimiques à faire une étude préalable de leurs impacts possibles. C’est le règlement Reach. La question est de savoir si ces études sont suffisantes ou pas. 

Vous dites qu’il faut compter aujourd’hui avec l’épigénétique, ça veut dire quoi exactement ? 

Jean-François Bouvet : Nous sommes en train de changer de paradigme. Après avoir vécu dans la génétique reine qui gouverne tout, notre développement et notre physiologie, nous nous sommes rendu compte que tout dépend de la manière dont ces gènes s’expriment et de leur activité. Notre environnement, ce que nous absorbons, ce que nous vivons a un impact sur la manière dont ces gènes s’expriment. Et c’est ce que nous appelons l’épigénétique. 

Parmi les évolutions scientifiques possibles, on peut envisager d’élever un fœtus dans un utérus artificiel, ce que l’on appelle l’ectogénèse. Est-ce déjà une réalité ? 

Jean-François Bouvet : Ca mettra plusieurs dizaines d’années à arriver sur le marché, si je puis dire. Cela me paraît être d’un orgueil incroyable que de vouloir reproduire ce que l’embryon vit dans le ventre de sa mère. Il existe une véritable interaction entre la mère et son bébé, je ne vois pas comment une machine pourrait reproduire cela. 

Qu’est-ce que nous pouvons imaginer de notre évolution future ? 

Jean-François Bouvet : Le challenge actuel, c’est de savoir si nous allons entrer dans l’ère de la modification génétique des cellules germinales (ovocytes et spermatozoïdes) mais aussi des embryons. Nous sommes capables, avec des ciseaux moléculaires, de modifier les gènes d’un embryon pour les remplacer par de « bons » gènes. Une équipe chinoise l’a fait. C’est à mon sens très dangereux si l’on ne s’engage pas au préalable dans une véritable réflexion éthique. 

Nous allons vers l’homme parfait ? 

Jean-François Bouvet : Nous allons vers l’homme que nous croyons parfait, ce qui n’est pas la même chose. Nous allons vers une forme de sélection artificielle. Et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle, c’est le moins que l’on puisse dire. 

Interview réalisée par Florent Lamiaux

 

Média + : « Mutants : A quoi ressemblerons-nous demain ? » de Jean-François Bouvet (Editions Flammarion)